Chapitre 3

Un futur incertain

Alors que les agriculteurs se font de plus en plus rares, des grandes usines comme Synutra prospèrent. Pourtant, certains plaident pour un modèle alternatif, plus responsable et plus local, sans forcément faire une croix sur le système industriel.

La discussion va bon train parmi les administrateurs Sodiaal de Bretagne, qui en ce jour de novembre 2022, se sont rassemblés à Carhaix. Soudain, la réunion s’interrompt. Un groupe d’une dizaine de personnes, les mines renfrognées, les bras croisés, s’engouffre dans la salle. Parmi eux, un homme s’avance. Blouson en cuir, cheveux plaqués en arrière, Yann Manac’h est venu apporter ses doléances devant les administrateurs de la coopérative. Tous les perturbateurs sont agriculteurs, et tous se plaignent du prix du lait payé par Sodiaal, trop bas selon eux.

La coopérative paie, à ce moment, la tonne de lait 425 euros, contre 466 euros par exemple pour Lactalis. « Il est temps que l'on sache où la coopérative nous emmène. Les gens ont besoin de décider, vous ne pouvez pas les prendre en otage », lâche alors le conseiller municipal de Carhaix. « J’ai posé pas mal de soucis à Sodiaal l’an passé », nous glisse Yann Manac’h en se souvenant de la réunion.

Même la veille de l’inauguration de l’usine Synutra, le président de la section lait de la FDSEA Finistère avait exigé à rencontrer Damien Lacombe, président de Sodiaal, sous peine « de nuire à l’inauguration ». « À l'époque, la coopérative payait le lait à ses agriculteurs avec du retard. Un mois après l’avoir rencontré, le problème était réglé », déclare Yann Manac’h.

Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les situations de Synutra et de Sodiaal qui font parler. C’est l’état de l’agriculture toute entière. Tous les producteurs s’accordent à dire que le prix du lait est trop bas. Cette réclamation ne date pas d’hier, notamment en ce qui concerne Sodiaal, qui est arrivé dans la région avec le rachat d’Entremont en 2011. « On n’avait déjà pas une bonne image de cette coopérative dans le coin, se souvient Bernard Le Gall, agriculteur basé à Carnoët. Sodiaal avait une réputation de mauvais payeur, et c'est encore le cas. D'autres auraient préféré que Lactalis rachète Entremont. Mais bon, de toute façon, Entremont était en faillite. Donc Sodiaal en 2011, ça a été un sauveur », nuance malgré tout l’éleveur.

Ce qui se joue en toile de fond de ce débat sur les prix du lait, c’est le futur du secteur. Le nombre d’agriculteurs diminue chaque année, mais la production, elle, a augmenté durant la décennie précédente, même si elle connaît une stagnation dernièrement. Finalement, la rémunération et le rendement ne sont que les deux faces d’une même pièce. « Pour encourager les producteurs à produire, il va falloir qu’il y ait une juste rémunération, là-dessus je n’ai aucun souci à défendre ça. Je pense que si on prend autant de temps à travailler et qu’on investit autant de capitaux, on a le droit de gagner bien plus qu’un SMIC, voire plus que deux SMIC », revendique Yann Manac’h.

Pas de fermeture en vue

Si Yann Manac’h n’est pas en bons termes avec sa coopérative, il n’a aucun mal à assurer que l’usine de Carhaix est « une usine d'avenir » « Je n’ai jamais cru que ça allait révolutionner notre filière, nuance toutefois l’éleveur. Une usine seule ne changera pas la donne du lait en France. Par contre, il est vrai que c’est un outil économique qui donne du travail à faire dans notre filière et ça, ça appartient à nous, producteurs », estime-t-il, fièrement entouré de ses vaches.

Les employés de l’usine sont également confiants, à l’image de Stéphane Follorou, délégué syndical CGT chez Nutri’Babig. « J'ai connu pas mal de plans sociaux au cours de ma carrière. Mais ici clairement ça ne fermera pas, vu la capacité des tours », rapporte-t-il. La filiale de Sodiaal traite environ 400 000 à 500 000 litres par jour. Mais ce rythme sera-t-il toujours le même ? Le départ à la retraite de 50 % des agriculteurs dans les sept prochaines années inquiète-t-il Sodiaal ? « C’est marrant j’ai posé la même question à mon directeur il y a peu de temps, fait remarquer Stéphane Follorou. Lui me dit qu’il y aura assez de lait à traiter dans les prochaines années. C'est en train de s'atténuer, mais pour le coup, il pense que le prix du lait devrait augmenter dans le futur. » L’ouvrier est également rassuré. « Ici ça tournera, même si on fera peut-être venir du lait d’ailleurs. » L’origine du lait changera donc éventuellement et son rayon s’agrandira. Mais l’usine, qui fournit au total plus de 300 emplois sur la région, elle, restera. Le modèle Synutra / Sodiaal avec ses tours gigantesques représente-elle donc un modèle pour le futur ? « J’en ai bien peur, concède Stéphane Follorou. Mais je ne l'espère pas, parce que ça cassera beaucoup d'emplois en faisant fermer les petites usines. »

La question touche aussi les agriculteurs. Et là-dessus, deux visions s’opposent sur le futur du secteur. D’un côté, des producteurs qui, comme Yann Manac’h, voient d’un bon œil ces « outils économiques » comme l’usine de Carhaix, du moment que la rémunération des éleveurs suive. De l’autre, ceux qui, comme Pierrick Berthou, prônent un retour à « l’esprit paysan » sur un modèle de fermes plus petites, pas forcément éloigné d’un « système industriel », mais qui apporterait une forte valeur ajoutée et qui ne baignerait pas dans la surproduction.

La fin d'un marché ?

La ferme de Pierrick Berthou, 59 ans, détonne des exploitations aux alentours. Chez lui, pas de grosses vaches Prim’Holstein, connues pour leur grande production laitière, mais plutôt un croisement de Jersiaises, de Bretonnes Pie Noir, et, tout de même, de Holstein. En résulte des vaches beaucoup plus petites.

Jules Hermelin, qui est également fromager, travaille chez d’autres agriculteurs avec ce type de vaches, « plus rustiques, plus résistantes. » Si elles produisent « trois fois moins qu'une Holstein », il en ressort toutefois un lait « plus riche ». Ce genre d’élevage représente un autre choix de vie, éloigné des fermes à plus gros rendements.

Les vaches de Pierrick Berthou sont moins répandues et plus petites que des Holstein, mais produisent un lait plus riche.

Bien que l’usine Synutra et son marché chinois soient vendus par ses défenseurs comme un milieu d’avenir et d’emploi en centre Bretagne, nombreux sont ceux qui, comme Benoît Collorec et Jules Hermelin, rêvent d’une agriculture qui n’a pas besoin d’exporter à l’autre bout du monde. Selon Pierrick Berthou, cette politique mène à une surproduction. « Est-ce que l’on a besoin de produire autant de lait en Bretagne ? Pour quoi faire ? Pour exporter ? Elle ne devrait pas avoir à nourrir la planète », estime-t-il. Il considère que les agriculteurs et les collecteurs devraient produire uniquement le montant nécessaire de lait, afin de ne pas inonder les marchés avec un surplus.

Benoît Collorec, de son côté, n’est pas contre l’exportation du lait breton. Mais à une condition. « Avant d’exporter nos produits, il vaut mieux déjà satisfaire le territoire national et européen », plaide-t-il. Selon lui, acheminer le lait français vers l’étranger met à mal l’économie locale du pays importateur. « Quand on exporte, il faut qu’il y ait une sorte de valeur ajoutée. Je pense aussi qu’il ne faut pas non plus chercher à concurrencer les gens dans leurs pays en disant qu’on est moins cher. On a besoin des industriels, mais pas pour faire n’importe quoi. On nous a poussé vers l’exportation comme si c’était l’alpha et l'oméga de la réussite, mais on peut très bien vivre sans être des exportateurs. »

De plus, il se pourrait que le marché chinois ne désire bientôt plus le lait français. La construction et l’ouverture de l’usine de Carhaix a été décidé suite à la conjoncture démographique et au contexte sanitaire chinois des années 2010. Mais de nos jours, la situation a changé. La demande de lait en poudre infantile étranger baisse progressivement. « Le marché chinois du lait infantile a été très fortement dépendant des importations entre 2008 et 2020 », signale l’agroéconomiste auprès du CNIEL, Jean-Marc Chaumet. « Elles ont connu un pic en 2018 et 2019, et depuis elles reculent », ajoute-t-il. En 2019, 345 000 tonnes étaient importées, contre 275 000 en 2022.

Plusieurs raisons expliquent ce recul. D’abord, la baisse significative du taux de natalité en Chine, malgré la disparition de la politique de l’enfant unique en 2015. En 2022, pour la première fois depuis 60 ans, l’Empire du milieu a recensé plus de décès que de naissances. Deuxièmement, « tous les efforts ont été faits par le gouvernement chinois pour mettre des réglementations plus strictes, souligne Chaumet. Les entreprises ont essayé de regagner la confiance des consommateurs chinois. Ça semble fonctionner. Il y a aussi eu un certain nombre de dénigrements vis-à-vis des poudres de lait étrangères », ajoute-t-il. Le scandale de la mélamine semble désormais appartenir au passé.

« Le marché chinois du lait infantile a été très fortement dépendant des importations entre 2008 et 2020. Depuis, elles reculent. »

Jean-Marc Chaumet, agroéconomiste au CNIEL

Une dynamique au ralenti

Aujourd’hui, s’installer pour produire du lait n’est pas une chose facile. Selon les chiffres de la Mutualité sociale agricole (MSA), entre 2016 et 2020, les installations de chefs d’exploitations baissent chaque année en France. En 2021, elle connaît cependant une hausse de 11,2% par rapport à l’année précédente, pour atteindre les 13 914 nouveaux agriculteurs, dont 70,2% de moins de 40 ans.

Ces jeunes doivent cependant sortir le chéquier pour s’offrir une ferme. Jules Hermelin, qui compte s’installer un jour, le sait bien. « Quand mes parents ont commencé à travailler, ils n’ont rien payé du tout. Moi par contre, je vais mettre un billet de 200 000 euros sur la table. Je dois donc m’endetter parce que je ne suis pas Crésus », appréhende-t-il. L’angoisse pour ces jeunes agriculteurs en devenir est d’autant plus grande que les exploitations à vendre sont bien souvent hors de prix. « Le plus hallucinant, c’est quand j’ai vu un éleveur vendre sa ferme, un tas de ruines, pour 150 000 euros parce qu’il avait besoin de payer ses dettes et de quoi vivre jusqu’à la fin de ses jours », déplore Jules. Selon lui, il s’agit d’un « cercle vicieux », où les éleveurs s’endettent toujours plus pour pouvoir s’installer et produire suffisamment.

Une fatalité qui n'en est pas une aux yeux de Yann Manac’h. « Ce n’est pas forcément un cercle vicieux. De devoir produire plus, c’est la loi de l’offre et de la demande », explique-t-il, pragmatique. Selon lui, le problème vient d’autre part. Avec l’augmentation du coût des matières premières l’an passé, la rémunération a augmenté. En France cependant, elle a été limité par les boucliers anti-inflation et les politiques gouvernementales. « C’est une erreur qui peut être assez grave, estime le conseiller municipal de Carhaix, car ça peut encourager plus d’agriculteurs à arrêter de produire et d’un jour voir l’inflation monter de manière très forte par le manque de produits. C’est un peu comme l’Organisation des pays exportateurs de pétrole… Quand ils estiment que le prix du baril n’est pas assez haut, ils ferment les vannes. Nous, ça devient ça », présage sombrement le membre de la FDSEA. Yann Manac'h imagine un futur avec des « tickets de rationnement » à cause d’un manque de nourriture dû à la baisse des éleveurs.

Y aura-t-il assez de lait dans le futur ? Yann Manac'h de son côté, craint que non, et prévoit un scénario avec des « tickets de rationnement ».

La Chambre d’agriculture de Bretagne, elle, dresse un portrait mitigé de ce qui pourrait être l’avenir du secteur laitier breton. Dans l’étude « Agricultures bretonnes 2040 », la Chambre envisage notamment un scénario tendanciel, où « la demande et les marchés mondiaux sont moins dynamiques » et où « les règles environnementales se sont durcies en Europe, pénalisant la compétitivité des filières. » En résulte une « dualisation » de l’agriculture, avec d’un côté, des « petites exploitations positionnées sur des démarches de valeur ajoutées » et de l’autre, des « exploitations de taille plus importante. [...] Ce scénario est celui d’une certaine lassitude, d’un laisser-faire et d’opportunités saisies par d’autres », conclut l’étude.

Agriculture 2.0

L'entrepreneuriat attire de moins en moins dans le secteur laitier. À l’inverse, on compte toujours plus de salariés dans la filière. L'étude de la Chambre d’agriculture note que « le salariat continuera de se développer mais [qu'] il y aura des difficultés persistantes à l’avenir pour recruter et rémunérer ces actifs. » Jules Hermelin, ouvrier agricole, souligne que ce métier est déjà « mal payé ».  Il ajoute que « les paysans ne sont pas des patrons, ils ont l’habitude de travailler seuls ou avec leurs collègues, d’égal à égal. Et pourquoi les agriculteurs paient peu ? Tout simplement parce qu’ils sont mal payés. »

Parmi les éleveurs interrogés, tous tirent la même conclusion : le modèle de la ferme familiale semble mis à mal, au profit du modèle salarial ou de groupements d’agriculteurs. « Il y a une difficulté qui n'est pas forcément due au prix du lait mais au mode de vie actuel. C'est très difficile. Nous sommes présents sur notre exploitation sept jours sur sept avec ma femme », relate Bernard Le Gall. D’autant plus que devenir agriculteur, c’est s’engager sur vingt à trente ans.

Mais il faut dire que le métier a bien évolué. Aujourd’hui, de nombreuses fermes sont équipées de robots de traite à la pointe de la technologie. Plus besoin d’aller chercher soi-même les vaches pour les traites quotidiennes. Ce sont elles désormais qui se dirigent vers la machine, qui est capable de les identifier individuellement et de s’adapter à leur morphologie grâce à des lasers. Bienvenue dans une ferme en 2023. Si cela permet d’alléger considérablement la vie des agriculteurs et de répondre à la demande en lait des industriels, ce n’est pas pour plaire à tout le monde.

« Quand j’entends qu’on va piloter les fermes avec des smartphones, des algorithmes et des logiciels… Je trouve qu’on est en train de déconner »

Pierrick Berthou, agriculteur bio

Pour certains, ces améliorations ont changé leur vie. Willem Hospel, 58 ans, agriculteur à Norrey-en-Auge, dans le Calvados, en a fait l’expérience. Depuis 1999, il dispose de deux robots de traite. « On a été la quatrième ferme en France à en installer, note-t-il. Depuis presque 25 ans, ça m'a fait économiser du temps et du travail. » Pour Willem, le plus gros des avantages, c'est l'usure physique en moins. « On peut facilement réparer le bras d'un robot, mais pas les épaules d'un paysan », sourit-il. Plus besoin également de trouver des salariés qui veulent bien faire de la traite manuelle, ce qui constituait auparavant un frein à l'embauche. Au total, l'agriculteur aux 130 vaches estime qu'il gagne trois heures de travail par jour grâce à ses deux machines.

Certains, comme Pierrick Berthou, estiment que ces innovations sont « dramatiques » pour la tradition de la filière. Pour lui, qui entend conserver « l’esprit paysan » et ses valeurs, l’arrivée d’un système de production agricole où la technologie est partout l’inquiète. « Il n’y a plus beaucoup cette passation de savoirs. Quand j’entends qu’on va piloter les fermes avec des smartphones, des algorithmes et des logiciels… (il souffle) Là, je trouve qu’on est en train de déconner », s’indigne-t-il. L’arrivée de la technologie dans le monde agricole a entraîné une révolution du métier. Pour Jules Hermelin, de nombreux éleveurs sont devenus « des producteurs-consommateurs », qui ne peuvent plus « faire autrement qu’en achetant des intrants. » L’ouvrier agricole déplore une « perte du savoir-faire paysan », liée à une « perfusion technologique. »

Pierrick Berthou reste un homme de la nature. Pas besoin de machines pour savoir si tout va bien, il préfère utiliser ses sens. « Quand j’arrive dans ma ferme, au bruit je sais si tout va bien. Ma terre, je la touche, je la sens. Je sais si elle est bonne à travailler ou s'il faut attendre une demi-journée », sourit-il. Alors quand on lui parle d'automates et de logiciels, l’éleveur breton s’emporte. « Si c’est la machine qui te dis ce que tu as à faire, je suis désolé, mais ce n’est pas toi le patron, c’est elle. Nom de Dieu, foutez moi ça dehors ! », gronde-t-il.

Limiter la casse

L’usine de Carhaix et le modèle d’agriculture qu’il prône cristallise le débat autour de la production laitière dans le Finistère. Faut-il continuer à exporter à l’autre bout du monde et à agrandir toujours son troupeau ? Ou bien se restreindre au marché national et européen, pour se contenter ainsi d’un cercle plus restreint afin de donner une meilleure valeur ajoutée au lait breton ? L’usine n’est qu’un exemple d’une industrie toute entière sous tension.

Le futur s’annonce incertain pour les agriculteurs. « On est plutôt sur une perspective baissière de la production laitière en Bretagne et notamment dans le Finistère. On va avoir du mal à maintenir l'activité. Donc on cherche à limiter la casse », analyse Benoît Portier. Le modèle chinois, représenté il y a sept ans avec l’arrivée de Synutra, ne fait plus rêver. Reste à trouver qui va le remplacer pour les années à venir.

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