Chapitre 1

Et Synutra fut

Pourquoi une entreprise chinoise vient-elle installer l'usine de lait en poudre la plus moderne d'Europe en Bretagne ?
Retour sur les raisons de ce projet d'envergure.

En bordure de la ville de Carhaix, dans le Finistère, un drapeau chinois flotte fièrement sur un rond-point. À ses côtés, en lambeaux, un drapeau breton. Un autre, plus particulier, les accompagne. Sur fond blanc, une goutte d'or, et un logo. Celui de Synutra, entreprise de lait en poudre tout droit venue de Chine. Ces étendards se tiennent à l'entrée d'un complexe industriel massif. Aujourd'hui, le fabricant chinois ne s'occupe que du conditionnement des boîtes, mais il fut une époque où il transformait lui-même le lait. Car avec son partenaire français, la coopérative Sodiaal, Synutra est à l'origine de cette usine.

C'est donc ici, dans le centre Bretagne, que se trouve une des usines de lait en poudre infantile les plus modernes d'Europe. Sa particularité ? Ses produits sont à destination du marché chinois. Le bâtiment détonne dans le paysage carhaisien, avec sa tour de séchage de 45 mètres de hauteur. Elle dépasse même le clocher de l'église Saint-Trémeur, que l’on aperçoit de partout sur les collines entourant la ville.

L’installation de l’usine n’est pas passée inaperçue. Sa construction a commencé le 10 janvier 2014 à 10h58, après une cérémonie regroupant feux d’artifice et chiffres symboliques. « Janvier est le début d'un nouveau cycle pour les Chinois. Le chiffre 10 signifie " complet ", " perfection ", " aboutissement d'objectif " dans leur tradition », apprend-on sur le site de la ville de Carhaix. Quant à l’horaire, « ces chiffres signifient " la richesse ", " la prospérité ". » Les pétards chinois, eux, sont lancés dans l’axe de la tour de séchage, afin « de chasser les mauvais esprits. » Touche finale, l’orientation de l’usine. Elle se place dans un axe Nord-Sud, position représentant « l’autorité, le pouvoir et la discipline », utilisé par les empereurs de la Chine par le passé.

Rebelote pour l’inauguration du site. D’abord prévue en 2015, puis repoussée à 2016, elle a finalement lieu le 28 septembre 2016. Le ruban est coupé à 10h08 précisément, suivi d'un tir de feux d'artifice. Plus de 600 invités sont présents. Parmi eux, le député de la circonscription, Richard Ferrand, le premier vice-président de la région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard, aujourd’hui à la tête du conseil régional, mais aussi Liang Zhang, PDG du groupe Synutra, et Christian Mazuray, PDG de Synutra France International.

Richard Ferrand, à l'époque député de la sixième circonscription du Finistère, était présent à l'inauguration de l'usine Synutra

Un évènement de taille, qui vaut même au quotidien Ouest-France d'y consacrer un direct. Il faut dire que Liang Zhang annonçait la couleur lors du premier coup de pelle en 2014. « Nous allons construire l'usine de poudre de lait la plus grande et la plus moderne du monde à Carhaix », déclare alors le dirigeant chinois. Un ancien employé de l’usine se souvient de l’ambiance chaleureuse et conviviale qui régnait lors de l’inauguration. « On a passé un très bon moment, c’était mémorable », relate-t-il. « Il y avait toute l’équipe chinoise sur place. C’était bon enfant, dans un bon état d’esprit, malgré les quelques mois de retard », ajoute-t-il.

Pour couronner cette journée du 28 septembre 2016, un repas est organisé, avec une pièce montée en forme du logo de Synutra et une danse du dragon traditionnelle.

Arrivée de la pièce montée lors du repas organisé pour l'inauguration de l'usine de Carhaix
(vidéo Traiteur Le Manac'h)

L'inauguration est à la hauteur des ambitions du groupe chinois, qui a investi 90 millions d'euros dans la construction de l'usine. Pour espérer produire 120 000 tonnes de poudre de lait par an, Synutra a conclu un partenariat avec Sodiaal pour 10 ans. La première coopérative française a, de son côté, investi 10 millions d'euros. Elle livrera à l'entreprise chinoise le lait de plus de 700 producteurs, dans un rayon de 45 kilomètres autour de l'usine. Soit plus de 288 millions de litres de lait qui pourront être transformés annuellement.

« Nous allons construire l'usine de poudre de lait la plus grande et la plus moderne du monde à Carhaix »

Liang Zhang, PDG du groupe Synutra

Aux origines, la mélamine

Mais pourquoi construire cette usine en Bretagne et pas en Chine ? Tout d'abord parce que les consommateurs chinois, en majorité, n'ont plus confiance en leur lait.

« Depuis les années 80-90, il y a vraiment une volonté du gouvernement chinois de pousser à la consommation de produits laitiers », explique Jean-Marc Chaumet, directeur économie au sein du CNIEL (Centre National Interprofessionnel de l'Économie laitière), et coauteur de l'ouvrage La Chine au risque de la dépendance alimentaire (Éd. Presses Universitaires de Rennes). « Ça a développé tout un secteur, dans les vaches, et dans la transformation », continue l'expert.

Résultat : en 2008, la croissance du lait chinois est très forte, et les prix ont augmenté. Les industriels de lait en poudre infantile décident de mouiller le lait, c'est-à-dire ajouter de l'eau, afin d'augmenter les volumes. Pour les faire apparaître comme étant toujours riche en protéines, les collecteurs ajoutent de la mélamine, au taux d'azote élevé, au lait. Or, cet élément est toxique en grande dose. « Les laitiers chinois en ont mis tellement que ça a eu des conséquences graves sur la santé, notamment des nourrissons. Cela a entraîné officiellement la mort de six nourrissons et aurait rendu malade 300 000 autres, détaille Jean-Marc Chaumet. Le scandale de la mélamine n'a pas été le premier scandale en Chine sur le lait, et ça n'a pas été le dernier. » En 2011, trois enfants meurent après avoir bu du lait empoisonné au nitrite. En 2013, du lactosérum entaché d'un microbe pouvant provoquer le botulisme est importé en Chine. « Mais 2008, ça a été le coup de grâce », conclut l'agroéconomiste.

La population chinoise se détourne en masse de son lait, préférant les produits importés. Les entreprises, afin d'améliorer leurs ventes, investissent alors à l'étranger, pour « bénéficier de la possibilité de pouvoir mettre "importé" sur les boîtes », souligne le directeur économie du CNIEL. Ajoutons à cela que depuis le début des années 2000, le gouvernement communiste incite à la sortie des capitaux chinois, afin de capter des savoir-faire étrangers.

Aujourd'hui, l'Empire du Milieu est le premier importateur mondial de produits laitiers. Si les terrains de jeu favoris des industriels chinois sont l'Australie et la Nouvelle-Zélande, avec leurs fermes aux milliers de vaches, l'Europe n'est pas en reste. La France, deuxième pays producteur de lait de l'Union Européenne, « a la réputation d’avoir un bon savoir-faire pour le lait infantile », explique Thierry Pouch, économiste, membre de l'Académie d'agriculture de France et coauteur de La Chine au risque de la dépendance alimentaire. La première région productrice de lait dans l'Hexagone est la Bretagne, avec 5,3 milliards de litres en 2021, soit plus de 20 % de la production nationale.

Aujourd'hui, la Chine est le premier importateur mondial de produits laitiers

Sur son site, Synutra justifie son arrivée en France afin de fournir « aux mères et aux bébés la poudre de lait infantile la plus sûre et la plus sécurisée » qui soit. Pourtant, cet argument n’est pas la première raison avancée par le propre dirigeant de l’entreprise. Dans un entretien à Ouest-France, en 2015, Liang Zhang, le PDG de Synutra déclarait, pragmatique : « Les Européens disent que les Chinois viennent en Europe pour la qualité et la sécurité. Ce sont des paroles ! Je viens en Europe pour le prix. Pour gagner de l'argent. »

D'autres veulent voir des raisons supplémentaires à l'installation de l'usine. Yann Manac'h, éleveur laitier, président de la section lait de la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles) du Finistère et conseiller municipal de Carhaix depuis 22 ans, avance des avantages environnementaux. « La Bretagne a un temps d’avance sur beaucoup de régions du monde, lance-t-il, enthousiaste. Ses anciens problèmes environnementaux sont devenus une chance, parce que ses agriculteurs ont acquis une expertise sur la production, tout en évitant la pollution. La Chine avait tout intérêt à s’approvisionner dans une région où leur image ne serait pas dégradée par un pays qui pollue. »

Livrer du lait à l'usine Synutra : mode d'emploi

L'installation de l'usine représente une opportunité économique pour la ville de Carhaix. Au début de la construction, en 2014, 250 emplois sont prévus, dont une partie provient de l'ancienne fromagerie Entremont Alliance. Fortement endettée, cette entreprise fut rachetée en 2011 par Sodiaal, qui a désormais fermé l'usine. La fromagerie trône encore aujourd'hui, morne et grise, près d'un supermarché de Carhaix.

La Bretagne, terre d'exportation

À l'inauguration, tout se profile pour le mieux. L'usine principale n'est pas encore ouverte que Synutra prévoit déjà d’en construire deux autres sur la ZAC de Kergorvo, où elle est installée. Soit plus de 700 emplois au total. « Il n'y a pas, aujourd'hui, de maire plus heureux », déclare alors Christian Troadec, maire régionaliste de la ville. L’édile suit le dossier de près. C'est l'un des premiers interlocuteurs de Synutra sur place. Il a d'abord été contacté par Christian Mazuray, le PDG de Synutra France International et ancien directeur d’Entremont Alliance. « C’est un coup de fil que l'on n’oublie pas », relate Christian Troadec à Ouest-France en 2012. Contacté, le maire n’a pas pu nous répondre, en repos suite à des problèmes de santé.

Yann Manac’h, qui accompagne le maire depuis le début des années 2000, estime nécessaire l’envoi du lait breton vers l’étranger. « Le département du Finistère, comme les autres départements bretons, produit énormément de denrées alimentaires, bien plus que ce qui pourrait être absorbé par ses propres citoyens. Donc nous sommes une économie amenée à exporter nos produits, que ce soit sur le continent ou en dehors, par la mer. »

Celui qui se décrit comme un nationaliste breton de gauche nous emmène dans l'un de ses champs, en bordure de la ville de Carhaix. D’ici, on aperçoit toute la ville, y compris les tours de séchage de l’usine de lait en poudre. Ses vaches, de race Prim’Holstein, paissent, imperturbables, sous un ciel bleu. « Elles sont habituées à voir du monde, sourit l’agriculteur installé depuis 2006. J’ai déjà emmené des centaines de Chinois voir mes vaches lorsqu’ils venaient visiter l’usine ! »

Depuis le champ de Yann Manac'h, en bordure de ville, on aperçoit le centre de Carhaix, et même l'usine Synutra derrière des arbres.

Yann Manac’h a le regarde plus loin que le Finistère. « La Bretagne est une région d’exportation et elle le sera toujours. Son avenir économique est tournée vers le monde. Et notre région n’a jamais été aussi forte qu’en déplaçant son pays à travers la mer », martèle-t-il. L’homme reste lucide : peu importe la nationalité des investisseurs étrangers, il faut saisir les opportunités. « Aujourd’hui, ce sont les Chinois qui sont là. On sait maintenant que le marché du lait infantile s'ouvre vers les États-Unis. Et bien, il faut aller le prendre. »

Une vue d'avenir sur 50 ans

L’usine de Carhaix a surtout pris le relais de la fromagerie Entremont. « Ça a permis de maintenir l'activité des sites de collecte et de transformation, puisqu'on est quand même une région excentrée », souligne Benoît Portier, responsable des équipes herbivores de la Chambre d’agriculture de Bretagne.

Dans un contexte de libéralisation du secteur, avec la fin des quotas laitiers en 2015, Synutra veut mettre à l’aise les agriculteurs : le marché chinois vers lequel il exporte est en plein essor. La Chine a notamment mis fin à sa politique de l’enfant unique en 2015. « L’installation de l’usine a rassuré les marchés et les producteurs qui se sont dit "on va y arriver, on écoulera nos produits" », explique Benoît Portier.

Les agriculteurs sont alors soulagés, à l’image de Bernard Le Gall, 62 ans, producteur de lait basé à Carnoët (Côtes-d’Armor). « À l'époque, il y avait des excédents de production, donc on voyait plutôt d'un bon œil l’arrivée de Synutra, parce qu'il fallait quand même faire quelque chose avec ce lait en trop, se souvient-t-il. Et puis, c'est toujours mieux que de le vendre sur le marché avec des excédents. Là, il s’agit de le transformer sur place. Cela fait donc que la valeur ajoutée reste dans le coin. »

La Chambre d’agriculture, quant à elle, voit grand. En 2014, elle présente le Plan Lait Bretagne 2020, qui a pour but d’esquisser l’avenir du secteur. De 4,9 milliards de litres de lait en 2010, la production doit passer à 6 milliards en 2020, tout en prévoyant la baisse des exploitations de 13 000 à 9 000. Mathématiquement, il faut produire plus, avec moins d’éleveurs.

L’avenir semble tracé pour les agriculteurs. « Quand l’usine est arrivée, on était dans une phase où on avait des prix de marchés très durs, se souvient Yann Manac’h. Les producteurs n’avaient pas forcément une lisibilité sur l’avenir. Donc une tour qui prend racine dans notre territoire, ça donne entre 30 et 50 ans de vue d’avenir devant nous. S’il n’y avait pas eu un outil comme ça qui se serait installé, on aurait sans doute eu un déclin anticipé sur la production », estime l’élu municipal de Carhaix.

Un produit de luxe

L’usine Synutra, lorsqu’elle s’installe, est partie pour durer. Dans des ateliers flambants neufs, la poudre de lait doit être un produit de qualité. « On a un cahier des charges au niveau de qualité excellent. Il est beaucoup plus élevé que n’importe où. Il doit y avoir 0 défaut », souligne Laurent Bridron, délégué syndical CGT de l’usine Synutra. L'entreprise souhaite s’y tenir : c’est ainsi qu’en 2018, elle a arrêté de payer le lait à un de ses fournisseurs, en raison de la présence de dépôts et de grumeaux.

Forcément, quand on travaille dans ce qui est présenté comme une des usines les plus modernes d’Europe, le matériel est hors-norme. Aujourd’hui Sodiaal transforme le lait en poudre, et Synutra ne s’occupe plus que de la partie mise en boîte, mais « même la partie conditionnement qui reste, ce sont des machines surdimensionnées. C'est très moderne. Il n’en existe nulle part ailleurs », insiste Laurent Bridron. Originaire de Morlaix, le délégué syndical est prêt à faire 45 minutes tous les jours pour travailler dans cet environnement. « C’est dire si cette usine est pas mal », sourit-il.

« Le marché chinois du lait infantile haut de gamme augmente fortement, explique Jean-Marc Chaumet. D'où la volonté d'aller à l'étranger pour investir. Quand on regarde la différence entre le prix de vente des poudres de lait étrangères et celui des poudres de lait chinoises. L'écart peut aller à plus de 20 %. » À Carhaix, ce sont des produits de luxe qui sont créés, même si « une gamme distributeur » existe également, ajoute Laurent Bridron.

« C'est très moderne. Les machines sont surdimensionnées. Il n'en existe nulle part ailleurs »

Laurent Bridron

Délégué syndical CGT Synutra

Le site internet de Synutra (appelé Shengyuan en Chine), regorge de fioritures et d’ornements. Rien n’est de trop pour rappeler au consommateur que le produit qu’il a sous les yeux est de la plus haute qualité. « Le Finistère est mondialement reconnu pour son lait doré », peut-on y lire.

Capture d'écran d'une page du site internet de Synutra. On peut y lire : "Le Finisètre, 48° latitude nord, une région mondialement reconnue pour son lait doré. Vaches de race pure Holstein. Examen physique régulier / 270 jours de pâturage naturel / Aucunes hormones ou antibiotiques ne sont utilisés pour l'alimentation".

« C'est une bonne chose. Il faut toujours mettre en avant nos produits », estime Bernard Le Gall, avant d’ajouter, plus réaliste : « De toute façon, c’est comme ça. Toute activité économique dans ce monde doit se vendre. »

Un marché en pleine croissance, des débouchés assurés. On aurait pu croire, sept ans après l’inauguration de l’usine, que tout irait pour le mieux à Carhaix. Pourtant, Synutra a connu de nombreux remous. Les promesses d’épanouissement économique envers les agriculteurs semblent, pour beaucoup, ne jamais être devenues une réalité.

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