Chapitre 2

Désenchantements

Un "eldorado". C'est le terme qui était souvent utilisé dans la presse pour parler de l'usine de Carhaix. Mais dès le début, nombre d'agriculteurs sont sceptiques. Encore aujourd'hui, ils dénoncent un système qui, selon eux, mène à une industrialisation forcée.

Tout a commencé le jour où la plaquette est arrivée dans sa boîte aux lettres. Ce jour-là, Pierrick Berthou ne l’a pas oublié. Entre deux enveloppes, il déplie un flyer aux couleurs de l’entreprise chinoise Synutra. « Sur le papier, l’entreprise vendait du rêve », se souvient l’éleveur, installé depuis 1985 à Quimperlé et producteur de lait bio pour l’organisation Biolait. « J’ai reçu leur propagande, et dès le début je n’y ai pas cru », admet sur un ton lourd Pierrick Berthou, qui s’est toujours placé en ferme opposant au projet de l'usine de lait en poudre à Carhaix.

Comme lui, la plupart des producteurs laitiers des environs ont reçu le même courrier, vantant les mérites de la méga-usine et les bénéfices financiers qu’ils pourraient en tirer. Certains y ont cru, attirés par l’ouverture du marché chinois, fort de plus d’un milliard d’habitants. Avec de telles avances, « il n’y avait plus qu’à se baisser pour ramasser les pavés en or », ironise Pierrick Berthou. Ce dernier a quitté la coopérative Sodiaal en 2014 pour rejoindre les membres de l’Association des producteurs de lait indépendants (APLI).

Car si sur le papier tout a l’air parfait, la réalité en a désenchanté plus d’un. Pour l’entreprise chinoise déjà, qui a dû compenser financièrement son partenaire français, avant même l’ouverture de l’usine. Dans un document de 2013 de la Securities and Exchange Commission (SEC), l'organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers (le siège social de Synutra étant basé aux États-Unis, dans le Maryland, exempté d’impôts sur les sociétés), on apprend que Synutra s’engage à ce que l’usine n’ouvre pas plus tard que le 2 janvier 2015. Faute de quoi, elle indemnisera Sodiaal pour les pertes. Mais avec plus d’un an et demi de retard, Synutra a dû payer à Sodiaal 8,8 millions de dollars. Ces montants sont à nouveau consultables dans un document de la SEC. De plus, l’usine s’est révélée bien plus chère que prévu, avec un coût estimé à 198 millions d’euros.

Des employés au bord du burn-out

Les salariés non plus ne sont pas épargnés. En 2017, un an après son inauguration, plusieurs médias signalent « un malaise social » au sein de l’usine, qui connaît un turnover important. 70 salariés ont quitté l’entreprise. « Le directeur de l’usine, Patrick Bischofberger, s’est fait virer du jour au lendemain, nous confie Pierre*, ancien salarié de l’usine. On faisait des heures pas possibles, le tout avec la pression des supérieurs. » Les exigences de Synutra étaient, selon Pierre, beaucoup trop élevées. « Une usine, ça met deux ans environ à démarrer. Mais la direction voulait qu’on soit à 100 % un an après l'ouverture. »

L'administration de l’usine semble miser sur la rapidité plutôt que sur la formation des employés sur le long terme. « En France, l’argent ne fait pas tout, il y a aussi les hommes », assène Pierre. Bruno* est lui aussi un ancien employé. Il se souvient des pressions constantes imposées par sa hiérarchie. « J’y suis rentré en 2016 en tant qu’intérimaire. Au bout d’une semaine je devais déjà former d’autres ouvriers », souffle-t-il. Au sein de l’entreprise, l’ambiance est progressivement devenue toxique entre les employés. La faute par exemple à « un podium » qui classait l’efficacité de chaque équipe. Un dispositif organisé par la direction. « Il y avait des groupes qui dérèglaient les machines à la fin de leur temps de travail pour mettre des bâtons dans les roues aux prochains », déplore Bruno.

Celui-ci a régulièrement été confronté à des menaces de la part de ses supérieurs, le poussant lui et ses collègues à être toujours plus efficaces. « Même quand j’étais en congé, je recevais des appels pour venir travailler. On n’arrivait plus à déconnecter », s’indigne-t-il. S'ajoutent à cela des heures de travail à rallonge. « Les machines tombaient très régulièrement en panne et il fallait rattraper le temps perdu, quitte parfois à finir à 1 heure du matin », confie l’ancien employé. Au final, après plusieurs années au sein de l’usine, « s’en était trop ». Bruno, lessivé, quitte ses fonctions, au bord du burn-out.

Il n'est pas le premier à partir. Dès 2018, avec le départ du directeur de l'usine, un effet domino s’est lancé. Une partie substantielle de l’équipe a quitté l’entreprise. « Beaucoup de talents sont partis », relate Bruno. Patrick Bischofberger, lui, ne semble pas connaître les raisons exactes de son départ. Contacté par téléphone, l’ancien directeur de l’usine nous livre des réponses floues concernant le projet avorté d’une deuxième usine, consacrée, elle, au lait UHT. « Il y a eu un rétropédalage de la part de Synutra, suivie d'une réduction des effectifs », évoque-t-il.

« Il y avait des groupes qui dérèglaient les machines à la fin de leur temps de travail pour mettre des bâtons dans les roues aux prochains »

Bruno, ancien employé de l'usine

En 2018, la situation empire pour Synutra. Elle ne paye plus le lait de Sodiaal, et lui devrait plus de 30 millions d’euros. La coopérative française rachète une partie de l’usine à son partenaire en 2019. La première s’occupera désormais de la production du lait en poudre, grâce à sa filiale Nutri’Babig, tandis que le second ne se contentera que de la partie conditionnement. 

Les années suivantes, le scénario ne semble pas pour autant s’améliorer pour les salariés. En 2021, l’usine tourne au ralenti, et s’arrête parfois de produire pendant une semaine entière. Désormais, la situation semble revenue à la normale. « Les relations avec la direction sont cordiales, nous assure Laurent Bridron. J’ai déjà rencontré M. Zhang l’année dernière, il compte sur nous. »

Une entreprise opaque

Pourtant aujourd’hui, il est difficile de trouver des informations sur l'entreprise, qui semble bien opaque. En 2017, Synutra International Inc., alors cotée au NASDAQ, disparaît des radars pour être absorbée par Beams Power Investment Ltd., domiciliée aux Îles Vierges Britanniques, et détenue par Xiuqing Meng, épouse de Liang Zhang. Cette entreprise est citée plus tard dans les Panama Papers.

On peut alors lire de tout et son contraire. En 2021, Le Journal du Dimanche indiquait que le PDG du groupe Synutra avait été remplacé par un membre du parti communiste. Pourtant, début 2023, Liang Zhang posait encore tout sourire pour Le Télégramme à l'occasion du départ à la retraite d’employés de l’usine. Une chose est sûre, l’entreprise communique peu. Contactée par mail, Synutra a refusé nos demandes d’interview. Jean-Noël Potin, rédacteur en chef du Télégramme à Carhaix, nous confirme qu’il ne reçoit que « très peu d’informations de la part de l’usine », et déplore ce « manque de communication. » Sodiaal, elle, refuse de « commenter les activités de son client. »

Même la Région Bretagne, dont, rappelons-le, l’actuel président était présent à l'inauguration, décline nos demandes. « Les collègues des services économiques m’ont confirmé que le dossier Synutra s’était monté sans le soutien de la Région, nous répond la responsable du service presse par mail. Ce projet ne correspondait aucunement à ce que prône la Région en matière agricole et agroalimentaire, qui veille à ce que la Bretagne contribue pleinement à la souveraineté alimentaire de la France. » Un retournement de veste, bien loin de la situation en 2016, lorsque la Région affirmait sur son site que l'implantation de Synutra était « un signe fort des bonnes relations économiques que la Bretagne entretient avec la Chine ».

Les usagers de la route nationale 164 ne peuvent pas rater l'imposante usine Sodiaal / Synutra, située en bordure de la ville de Carhaix.

Le lait en poudre est vendu comme un produit de haute qualité auprès de ses acheteurs chinois, mais la valeur ajoutée en Bretagne n’est pas perçue par les éleveurs laitiers. Loin de ces images qui idéalisent l’or blanc du Finistère, Pierrick Berthou, les pieds sur terre dans sa ferme, revient rapidement à la réalité. Pour lui, cette stratégie de mise en avant du lait breton, « c’est très vendeur. Mais il n’y a pas de rémunération pour autant, nous ne sommes pas mieux payés. » Car si Synutra a encouragé les éleveurs qui travaillaient avec elle à augmenter drastiquement leur production, aucune revalorisation du lait n’a été envisagée, ni par son partenaire Sodiaal, ni par l’entreprise chinoise. « On est quand même fiers de ce qu'on fait, c'est un lait de qualité, réagit Sébastien Le Cloître, agriculteur à Plonévez-du-Faou. Maintenant ce qu'on veut c'est une juste rémunération. »

Un sentiment d'injustice que partage Benoit Collorec, producteur de lait bio à Hanvec et ancien porte-parole du syndicat de la Confédération paysanne. « Si (le lait breton) est réellement un produit exceptionnel, alors il faut nous payer en conséquence. Ce qui, jusqu'à présent, n’a pas été fait », accuse-t-il. C’est même tout le contraire. Depuis une dizaine d’années, le prix de vente du lait des producteurs aux coopératives n’a pas évolué. « Aujourd’hui, le lait conventionnel s’en sort mieux que le bio, parce qu’il est quasiment à 500 euros les 1000 litres », précise Benoit. À l’époque, ses parents étaient payés « deux francs du litre de lait, c’est-à-dire 33 centimes d'euros du litre. » « Ce prix est resté jusqu’à l’année dernière », détaille-t-il. En effet, en mai 2022, le prix est passé à 43 centimes. Concrètement, le tarif du lait en France n’a pas beaucoup évolué depuis 30 ans. En euros constants, il a même baissé.

Des larmes et des déçus

Les producteurs, promis à un avenir radieux, entendaient tous les jours le discours du géant Synutra. Suite au relâchement de la politique nataliste en Chine, qui a libéré le nombre d’enfants tolérés par foyers, la France comme tous les autres pays producteurs de lait dans le monde y a vu une opportunité financière. L’objectif : vendre du lait infantile en grande quantité à un pays dont l’industrie laitière a connu de graves crises sanitaires. Cette euphorie dirigée vers l’Empire du Milieu, les producteurs laitiers du Finistère l’ont bien ressentie. « Moi et mes amis producteurs, on voyait bien que c’était un nuage de fumée (sic) », dénonce Benoît Collorec, agriculteur depuis 24 ans qui livre son lait bio à la coopérative Sodiaal.

L’installation de Synutra, c’était, d’après les investisseurs, la garantie de livrer du lait en quantité généreuse pendant dix à quinze ans au moins. Si comme Pierrick Berthou et Benoît Collorec, certains producteurs laitiers avaient de grands doutes sur les promesses du groupe chinois, d’autres ont voulu tenter l’aventure et ont multiplié leurs productions. « Certains éleveurs y ont cru, on leur a dit “allez-y”. Ben, ils y sont allés, et résultat, Synutra a fini par ne plus payer ses factures et les responsables se sont débinés », assène Pierrick Berthou.

Encouragés par Synutra à augmenter leurs rendements, certains éleveurs ont considérablement augmenté leur régime de production. Alors que la plupart des agriculteurs avaient d’ores et déjà doublé leurs résultats en dix ans par site. De nos jours, une ferme produit environ 800 000 litres de lait par an à elle seule. Des chiffres toujours plus élevés à mesure que les années passent. « C’est une hécatombe du monde paysan, constate Benoît Collorec. Autrefois, les quatre ou cinq fermes que j’aperçois depuis mon exploitation produisaient 40 000 litres de lait chacun. »

« On a fini par se demander si nous n’étions pas en train de louper le coche à ne pas vouloir augmenter notre production »

Benoît Collorec

Agriculteur bio à Hanvec

Au bout du compte, plus de larmes et de déçus que de réels retours sur investissement pour ces éleveurs laitiers qui ont accepté d’augmenter leur production. Dans un secteur tendu, où les paysans, épuisés, quittent prématurément le métier, le cas Synutra n’a rien arrangé. Si on estime que dans une dizaine d’années, la moitié des producteurs de lait partiront à la retraite, l’apparition de grandes usines comme Synutra illustre la massification de la production laitière. Car si la filière est progressivement dépossédée de ses agriculteurs, les demandes en lait, elles, ne diminuent pas. Dans sa ferme, à Hanvec, entouré de ses 100 vaches laitières, Benoît Collorec est inquiet sur l’avenir de sa profession. Il se souvient des multiples sollicitations téléphoniques de la laiterie à qui il livre, lui proposant de produire toujours plus, de 100 000 à 130 000 litres supplémentaires. « J’en ai discuté avec mon frère, qui est aussi mon associé, témoigne-t-il. On a fini par se demander si nous n’étions pas en train de louper le coche à ne pas vouloir augmenter notre production », admet-il.

« Direction la tombe »

Mais au final, le grand écart était impossible. Améliorer leur rendement à un tel niveau reviendrait pour Benoît et son frère à augmenter leur cheptel de 15 vaches, « un truc de dingue ! », s’indigne Benoît. Un agrandissement inenvisageable pour lui qui confie être angoissé au quotidien par son travail et son avenir en tant qu’éleveur. C’est surtout la nuit que les problèmes ressurgissent et l'empêchent parfois de dormir. « Je me demande comment je vais réussir à optimiser la production pour mieux gagner ma vie, ou comment on va faire pour nourrir nos animaux avec la sécheresse », témoigne-t-il. Cette charge mentale pèse lourd sur sa santé et empiète sur ses capacités physiques.

Après 24 ans de métier, Benoît présente les stigmates du travail à la ferme. De l’arthrose aux genoux, du mal à marcher, une opération de l’épaule, des côtes cassées après un accident avec une vache, autant de dommages physiques pour Benoît, qui vient juste de dépasser la quarantaine. Alors quand on lui a proposé d’augmenter davantage ses rendements, et ainsi sa charge de travail, la réflexion a été rapide. À ses journées de travail épuisantes viennent aussi s’ajouter les rumeurs, les discours venus de l’extérieur, cette « petite musique » comme il les appelle. Un jour, c’est une personne chargée de venir collecter le lait dans sa ferme qui lui a confié qu’un éleveur installé pas loin avait tout plaqué. Un autre jour, c’est un acheteur de vaches qui affirme avoir récupéré tout le troupeau d’une exploitation car le patron était au bout du rouleau. Toujours les mêmes sons de cloches que Benoît entend « en permanence » et qui lui font sérieusement douter de l’avenir de l’élevage laitier.

Dans son exploitation, qui appartenait auparavant à ses parents et qu’il a reprise avec sa femme, Pierrick Berthou rêve d’une production laitière différente. Chez lui, la nature a repris ses droits. Les poules et les autres animaux de basse-cour font leur vie près du hangar où sont gardés les stocks de céréales. Sa chienne, Lili, le suit partout, même dans le pâturage où broutent les vaches. Le rêve Synutra, il n’a jamais voulu y croire. Si pour lui la production laitière ne peut pas se séparer des techniques industrielles, le projet du géant chinois ne tenait pas debout. « Comment se fait-il que la plus grande coopérative laitière française n’arrive pas à financer elle-même un tel projet ? », s’étonne-t-il. Ses doutes sur l’usine de poudre de lait sont apparus lorsqu’il à découvert la différence d’investissement entre le groupe chinois et Sodiaal. Alors que Synutra a été prête à mettre 90 millions d’euros, Sodiaal, elle, s’est limitée à dix. Cela voudrait dire que « le projet ne tient pas la route, et que c’est peut-être pour cela que les banques n’ont pas davantage aidé. Donc je n’y ai jamais cru. Dès le départ, c’était voué à l’échec. »

Pierrick Berthou a coupé court avec le système industriel. Il quitte Sodiaal en 2014 pour rejoindre Biolait, une organisation de producteurs de lait bio.

C’est lorsqu’il découvre que le tarif du lait, auquel seront soumis les producteurs bretons, est aligné sur le marché mondial, qu’il a déchanté. « Au final, il y en a qui se sont retrouvés avec des prix qui conviennent au marché mondial, c’est-à-dire à moins de 200 euros les 1000 litres », déplore-t-il, alors que la rémunération habituelle gravitait à l’époque autour de 400 à 450 euros pour la même quantité de lait. « Ceux qui payent aujourd’hui, ce sont les éleveurs qui ont mis de l’argent dedans via leurs parts sociales et qui triment aujourd’hui pour financer ça », s’indigne-t-il. Comme Benoît Collorec, lui non plus n’imagine pas un avenir tout rose pour la production laitière dans la région. Pour lui, le futur façon Synutra, « c’est direction la tombe, lentement mais sûrement. »

Le « mauvais cheval » ?

Depuis son arrivée dans le Finistère, l’usine Synutra a fait polémique au sein du secteur laitier, attisant la méfiance et l’inquiétude d’une bonne partie du corps professionnel. Mais l’entreprise chinoise n’est pas la première à s’être installée dans les environs. A Isigny-sur-Mer, dans le Calvados, le hongkongais H&H s’est associé à Isigny Ste-Mère pour des produits laitiers infantiles. À Méautis, dans la Manche, Synutra avait conclu un partenariat avec Les Maîtres Laitiers du Cotentin pour une usine flambant neuve, avant de rompre tout simplement le contrat.

Pour l'économiste Thierry Pouch, le cas de l’usine Synutra de Carhaix n’est pas unique. Lorsqu’une firme étrangère s’installe en France ou qu’une entreprise française investit à l’étranger, la nationalité du capital reste un point central des interrogations. « Quand une usine arrive, comme Synutra à Carhaix, on se méfie parce que ce n’est pas du capital français et qu’on ne sait pas trop ce que ça va donner en termes d’emplois et d’activité sur le territoire », détaille-t-il. Certains syndicats, comme la Coordination Rurale, réputée pour son orientation politique de droite nationaliste, ont insisté sans fondement sur l’idée que les investisseurs chinois allaient prendre possession des outils de production et que le lait et les produits laitiers ne seront bientôt plus français. Mais ces déclarations restent largement minoritaires. Elles font même rire Yann Manac’h. « Lorsque j’ai rencontré M. Zhang, il m’a bien dit qu’il ne comptait pas tout racheter ici. Il m’a dit “La terre bretonne appartient aux Bretons!” », se souvient le conseiller municipal de Carhaix.

L’arrivée des « Chinois », comme on les appelle à Carhaix, n’a donc pas refroidi tout le monde. « D’autres acteurs économiques et d’autres syndicats agricoles considèrent au contraire que si l’on veut faire vivre les territoires et maintenir des exploitations laitières, il faut des apports de capitaux extérieurs », souligne Thierry Pouch. Pour Jean-Marc Chaumet, agroéconomiste à la CNIEL, « si les investisseurs ne s'installent pas en France, mais en Irlande ou aux Pays-Bas, les agriculteurs français et la filière laitière vont dire “Ils ne viennent pas chez nous, ils vont chez les autres.” En revanche s'ils se rendent chez nous, d'autres diront “On n'a pas confiance.” C'est voir le verre à moitié vide ou à moitié plein », souffle-t-il.

« Certains acteurs économiques et syndicats agricoles considèrent que si l’on veut faire vivre les territoires et maintenir des exploitations laitières, il faut des apports de capitaux extérieurs »

Thierry Pouch, économiste et membre de l'Académie d'agriculture de France

Pourtant, certains partenariats dans le domaine de la production laitière se sont déjà avérés efficaces. Comme celle entre H&H et la coopérative Isigny Ste-Mère. Cette dernière compte parmi les meilleurs payeurs de lait de France. Alors pourquoi le mariage entre Sodiaal et Synutra a-t-il tourné court ? Pour Jean-Marc Chaumet, cet échec est un concours de circonstances. Il assure que Sodiaal a « misé sur le mauvais cheval », et ajoute qu'il est « très dur de connaître le bon cheval. Le milieu est très opaque et les informations sont très difficilement vérifiables. » Même constat pour Jules Hermelin, auteur d’une thèse d’anthropologie sur le secteur laitier dans le Finistère, financée par le syndicat de la Confédération paysanne. Selon lui, Synutra a voulu « conquérir un marché. Il y a eu l’émergence d’une classe moyenne (en Chine), donc un bassin de consommation. Ils pensent en termes d’offre et de demande. Synutra ne réfléchit pas en termes historiques et politiques du territoire où elle s'implante. »

Pour lui, la question de l’augmentation de la production laitière ne se résume pas à des chiffres et à des rendements. Dans sa thèse, placée sous un angle plus anthropologique qu’économique, l’ouvrier agricole et chercheur veut mettre en valeur « l’importance de la relation au vivant ». Il estime que « lorsque l’on additionne des vaches, on n’a pas juste plus de vaches, mais un troupeau plus complexe, avec plusieurs individualités qui s’expriment. » La question qui se pose désormais est de survivre, mais avec quel modèle ? Continuer à exporter le lait breton à travers le monde, ou estimer que la Bretagne ne peut pas nourrir la planète ? Assurer l’équilibre économique aux éleveurs laitiers tout en plaçant l’humain avant le financier, constitue le défi principal de la filière de demain.

*Les prénoms ont été modifiés

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